Il n’a pas servi souvent ces derniers mois, mais il a repris toute son utilité. J’ai ressorti mon petit manteau bleu, d’abord pour me protéger du froid dans les hautes montagnes autour de Pasto. À peine froissé alors qu’il était malmené en petite boule dans mes bagages, il a ensuite accompli son rôle de me protéger de la pluie. Plus bas, il faisait trop chaud, suant plus à l’intérieur qu’autre chose et il valait mieux se laisser rafraîchir par la pluie amazonienne, mais de retour dans les montagnes équatoriennes, la pluie continuera, et je serai content d’être protégé de ce petit vent andin frisquet.
En quittant déjà avec nostalgie Cali et sa vallée, je m’élançais vers ce que les gens là-bas appellent « le noeud », l’endroit où la cordillère Occidentale rencontre la cordillère Centrale (l’Orientale ayant déjà fusionné à la Centrale un peu plus au nord). Je me retrouve donc dans un ramassis de montagnes désordonnées, la route tentant de son mieux de se trouver un endroit pour monter (et redescendre, et remonter) dans ce labyrinthe.
De Pasto, où j’ai passé quelques jours inhabituels chez les soeurs franciscaines, dont la soeur supérieure est la soeur de mon hôte de Medellín, la Panaméricaine continue vers la frontière équatorienne dans les montagnes. J’ai cependant décidé de bifurquer pour descendre dans le bassin amazonien et traverser la frontière au poste de San Miguel. C’est une des rares occasions que j’ai sur le parcours de voir les Andes de ce côté, et bien que je ne puisse passer par le célèbre fleuve Amazone, me retrouver dans la jungle humide et les grandes rivières qui se drainent vers ce fleuve. De plus, cela me fait passer deux fois de plus au-dessus de la Grande Division Continentale !
La famille de Manuela à Medellín vient de cette région qui s’appelle le Putumayo. Avant de descendre pour de bon, la route serpente dans la vallée de Sibundoy, où son frère m’hébergera. Il faut ensuite traverser ce qu’il reste de cordillère sur une route de terre, pas très large, où des petites croix blanches rappellent régulièrement qu’en un instant on peut se retrouver dans le fossé et débouler plusieurs centaines de mètres. Je n’arriverai pas à me rendre à Mocoa, où un fils de la famille de la vallée vit, et je dormirai dans le camp de travailleurs d’entretien de la route.
J’ai bien fait de dormir là-haut et de ne pas m’aventurer dans la descente alors que le soleil baissait, car la descente a été pratiquement plus difficile que la montée, évitant les roches, devant freiner sans cesse, traverser à pied des ruisseaux dans les courbes à flanc de montagnes, et tout cela sous la pluie. Mais au loin plus bas, je vois une ligne plane qui s’étend au loin. J’y suis presque.
De haut, ça paraît plat, mais l’Amazone est loin d’être plane. Après plusieurs petites collines verdoyantes apparaît un village, puis une autre, qui grouillent sous l’activité pétrolière de la région. Bien que j’en aie passé plusieurs en Colombie, c’est la première fois que l’on m’arrête à un barrage militaire. D’où viens-tu, que fais-tu, en vélo, vraiment ? Il me dit de tourner à droite au prochain village (c’est la route que j’allais prendre de toute façon), car tout droit m’amènerait dans les problèmes. La route principale est sécuritaire et patrouillée, mais certains secteurs de la région sont plus à risques. Il y a quelques années par ici, l’armée colombienne a assassiné le numéro deux des FARC… en territoire équatorien. En plus de créer une petite crise diplomatique avec le pays voisin, la situation au Putumayo a dégénérée. Depuis, on attire de nouveau les capitaux par l’exploitation du pétrole, donnant du travail, de l’argent et un semblant d’ordre. Les stations de pompage sont surveillées par les militaires, et à quelques endroits sur la route qui suit un pipeline, j’aperçois des cicatrices d’explosions, noircissant la route et les arbres autour. À un endroit, les maisons qui se trouvaient autour n’ont pas résisté. La route vers la frontière n’est pas encore entièrement pavée, mais en construction car on voit ce lien comme un moyen commercial permettant à la région d’aller mieux.
Je passe ma dernière nuit colombienne hébergé par un autre des frères. Sur le pont au-dessus de la rivière servant de frontière, on me demande mon passeport. Les jeunes militaires, sur un ton jovial, heureux de voir un étranger passer par là, me mitraillent de questions sur mon voyage. Celui qui tient mon passeport, un peu trop excité, donne un coup de pied sur sa bouteille d’eau, qui tombe dans la rivière. Je lui demande mon passeport avant qu’il le jette lui aussi à l’eau. Les formalités administratives se font de toute façon deux kilomètres plus loin, dans un centre commun pour les deux pays, en toute tranquillité.
Me voilà en Équateur, sur une belle route pavée. Je change mes pesos colombiens pour des dollars américains, utilisés ici depuis la décennie 2000 et continue ma route entrecoupée par des ponts surplombant d’immenses rivières aux tons brunâtres, naviguant à travers ce vert où des oiseaux aux cris distincts me sortent de mes moments de solitude.
Il faudra bien remonter. C’est bien beau ici, mais c’est humide, et tous les jours il pleut, pas continuellement, mais assez pour briser le moral. Au moins, puisque le ciel est couvert, il ne fait pas trop chaud. Ces quelques jours ont été suffisants. Je m’arrête pour passer la nuit à Baeza, à l’intersection de la route qui m’amènera en banlieue de Quito. Dans un commerce, près de la station-service, un homme m’interpelle en me demandant d’où je viens. Il a vécu une vingtaine d’années à Toronto, me parle de son fils qu’il a là-bas, m’invite pour un café et après plusieurs histoires, m’invite chez lui à me laver et dormir.
Monter au col me ramenant dans les Andes le lendemain a été vraiment difficile. C’était mon premier col à plus de 4 000 mètres, et Baeza étant à 1 700 mètres, j’affrontais un dénivelé d’un peu plus de 2 300 mètres s’étirant sur 60 km de route. Mes souliers, mouillés depuis quelques jours, me refroidissaient les pieds à mesure que je montais. Après les premières heures à monter vers les nuages, je finis par être dedans, et c’est à partir de ce moment que les choses se sont empirées.
Voyager à vélo pour une longue période est beaucoup plus un défi psychologique que physique. Naviguer à l’aveuglette dans un nuage, les gouttelettes d’eau froide me collant au visage, sans voir la prochaine courbe, sans voir une antenne qui généralement donne le signal que le sommet approche, bref, sans savoir où l’on va, c’est plutôt pénible. C’est dans ces moments de faiblesse psychologiques que les jambes semblent plus lourdes, que le souffle paraît plus court. Je m’arrête donc souvent pour me reposer un peu, rendant encore plus loin la fin de cette montée. J’ai fini par sortir de l’autre côté du nuage, pour découvrir un monde sans arbres, qui m’a frappé puisque je n’ai pas vu la transition. L’Amazone semble à des lieux d’ici, mais elle juste à côté.
J’ai contourné Quito, la capitale, espérant aller me reposer à Ambato, où un homme ayant un magasin de vélo tient une casa de ciclista, hébergeant les voyageurs à vélo. La pluie continue un peu tous les jours. L’Avenida de los volcanes, (l’Avenue des volcans) ne me dévoilera pas son charme. Le couvert nuageux ne peut que me laisser imaginer la splendeur de tous ces débuts de cônes que je vois s’élancer vers les nuages. Quant à être dans ces conditions météorologiques, mieux vaut tracer, dans ce pays où trouver un segment de plus de 100 mètres de route plane doit être un exploit !